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REVUE

DE PARIS.

REVUE

DE PARIS.

ÉDITKWI AUGMENTÉE

DES PRINCIPAUX ARTICLES DE LA

REVUE

DES DEUX MONDES.

TOME IX.

SEPTEMBRE 1856.

t

II. DUMONT, LIBRAIRE-KUniiUU.

1836.

ONE

MISSION A TUNIS.

(SUITE ET FIN.)

Le jour de notre départ de Tunis , nous passâmes la soirée ;\ la Goulette, attendant le moment le navire qui devait nous porter en France mettrait à la voile. Depuis le commencement de la lune , après des iournées d'une chaleur excessive, un vent frais de terre se levait vers minuit. Notre bagage était à bord ; délivrés de ces mille légers soucis que causent les apprêts d'un départ , nous n'avions qu'à attendre tranquillement l'heure de la brise. Ce fut pour moi une soirée pleine de douce émotion ; j'allais quitter un pays que je regrettais bien un peu, mais pour rentrer en France ; je ne savais pas si je devais hâter par des vœux ou retarder l'instant du départ , et cette incertitude n'é- tait pas sans charmes. J'aurais voulu , en ce moment, accroître la puissance de mes facultés pour recevoir une impression plus profonde de ce que je voyais, en emporter , pour ainsi dire, quelque chose. Je restai à terre, et je me mis à contempler pour

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la dernière fois, avec une admiration avide , le ciel étoile de Tunis , son horizon en feu , son lac paisible , et sa campagne déserte.

Je n'étais pas seul , je me promenais sur les bords du canal avec Beni-Salah , le secrétaire du gouverneur de la Goulctte ; je ne pouvais mieux employer mes derniers instans qu'en Us pas- sant avec cet excellent Maure. Beni-Salah était poêle; homme simple et naïf comme un enfant, pauvre et content de son sort, rêveur et paresseux, type aimaible des poètes d'autrefois. Je le priai de me dire quelque poésie ou quelque conte qui re- flétât les mœurs et la couleur du pays. Il consentit à satisfaire mon désir , et nous nous assîmes sur le parapet d'une baUerio de canons; près de la plus belle pièce enbronze que j'aie jamais vue : elle fut donnée au bey de Tunis par la ville de Gênes. L'eau nous entourait de toutes parts; nous avions devant nous la mer, derrière nous le lac. Un grand calme régnait dans la rade et sur le port; nous causions doucement, comme oh fait malgré soi dans le silence de la solitude, lorsque la nuit est ar- rivée, car il semble que tout devienne mystérieux alors. Nous entendions par moment le bruit cadencé des rames d'un canot qui passait, et le murmure de la vague qui venait mourir à nos pieds. Je prêtais l'oreille à tous ces bruits, à la voix plus har- monieuse encore du Maure , qui me récitait des vers en langue arabe. C'était pour moi comme cette poésie que nous entendons quelquefois en nous-mêmes , mais rebelle ensuite à nos lèvres. Je voudrais pouvoir dire ce que j'entendis. Parmi les divers contes que me fit le Maure , j'en choisis un qui me frappa par sa simplicité.

« Dans le désert du Sahara, près du Zérid, il est un beau laç aux eaux limpides et profondes, qui réfléchit le ciel comme un miroir ardent. Lorsqu'aux heures brûlantes les lions viennent s'y abreuver , on dirait qu'ils y boivent du feu , tant la surface du lac jette de lumière éblouissante. Ses rives sont enchantées; en aucun lieu du monde les fruits n'ont plus de saveur, les fleurs plus de parfum, les oiseaux plus de couleurs. Qu'il est doux, sous ces frais bosquets, de voir au loin ce désert embrasé, et de se rire de ces fantastiques ombrages, de ces eaux mensongères,

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illusions perfides qui apparaissent à l'horizon pour tromper le voyageur altéré !

C'est dans cette oasis que vivait , sous la garde de quelques vieux eunuques, une jolie enfant, nommée Araonda, destinée au harem d'un riche kaïd. Un lion était le seul compagnon de ses jeux ; à le voir suivre partout ses pas, h le voir s'asseoir auprès de la jeune fille, et lécher ses pieds nus, el frémir de plaisir lors- que sa petite main caressait sa longue crinière, on eût dit lelion amoureuxdelapelile Amonda;les eunuques l'appelaient le vieux jaloux. Quelle est touchante celte intimité de la frêle jeune fille avec le hon , l'effroi du désert ! c'est l'alliance de la grâce à la force. Mais leurs jeux sont efîrayans. Amonda irrite le lion et s'enfuit devant lui, agitant un mouchoir qu'elle a détaché de sa têie. Le lion s'élance en rugissant à sa poursuite; Amonda, effrayée, tombe à genoux, et, couvrant son visage de ses longs cheveux elle attend la mort. Le lion arrive devant elle , la gueule béante et l'œil en feu ; mais tout à coup sa fureur s'é- vanouit. La jeune fille écarte un peu ses cheveux et lui sourit. Alors le lion bondit joyeux autour d'elle ; alors l'enfant l'appelle et lui dit : «(Tiens, mange-moi! » et elle met son joli bras entre ses dents terribles; puis elle saute sur son dos, saisit sa cri- nière, et le lion l'emporte dans le désert. Elle a parcouru toute cette immense solitude; elle a vu trembler devant elle et fuir le léopard. Souvent l'enfant , accablée par la chaleur du jour , se penche sur la tète du lion et s'endort en embrassant son cou. Le fidèle animal la ramène, à pas lents, à l'oasis, ou la dépose dou- cement sur le bord de quelque fontaine , à l'ombre du palmier, et s'asseyant, calme et heureux , auprès d'elle, il veille sur son sommeil.

Araonda, depuis sa plus tendre enfance, avait été nourrie dans l'oasis, courant en toute liberté dans le désert , dans les bois , sur les bords fleuris du lac. Elle avait puisé dans le sein d'une nature vierge, tout était étincelant , embaumé et suave, l'es- sence d'une vie généreuse et splendide. Elle avait grandi comme un beau palmier, gracieuse et forte comme lui. A treize ans , elle possédait tous les charmes et toute la puissance de la bonté d'une femme , et elle ignorait les mystères de la vie. Elle avait partagé jusqu'alors toutes les affections de son ame entre le lion et les fleurs qu'elle aimait comme ses sœurs, vivant heureuse

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(le cette vie des fleurs , à qui il ne faut, pour s'épanouir, que de la rosée et du soleil. Mais bientôt une lave ardente court avec fougue dans ses veines, les roses de ses joues pâlissent , et sa poitrine se gonfle de soupirs. Adieu le doux sommeil de ces nuits paisibles lorsque Bulbul chante sur la branche de l'oranger et que les étoiles silencieuses se mirent dans le lac. Amonda se trouble sans savoir pourquoi, et rêve sans cesse , et ses rêve- ries se perdent dans le vague de ses pensées comme ses regards dans le vide du désert. C'est une grande tristesse, et puis ce sont des ardeurs dévorantes. C'est tantôt l'abattement et tantôt une force dont elle ne sait que faire. Alors elle demande au lion des courses lointaines , elle cherche dans le désert l'objet in- connu de ses désirs, et lorsqu'après de longues fatigues elle ne peut retrouver le calme, elle se met à pleurer. Combien de fois, tourmentée par une cruelle insomnie , elle est allée se coucher sur la pelouse, exposant sa poitrine nue à la rosée de la nuit! Les bords du lac étaient couverts d'arbres épais qui jetaient leur ombre sur les eaux. 11 y avait un endroit impénétrable aux rayons du soleil , le monde venait souvent se baigner dans le jour. Là, sur un fond d'un vert sombre, elle aimait à voir son image réfléchie par la surface unie du lac ; mais quand le miroir venait à trembler, elle croyait voir une autre image que la sienne ; elle se précipitait vers cette image confuse , et , ne trouvant qu'une eau rafraîchissante qui fuyait entre ses bras, elle pressait avec désespoir le vide sur son cœur.

Le vent du sud avait soufflé une partie delà journée, le calme accablant de la nuit qui succédait à ce vent désastreux était tou- jours cruel à Amonda. Elle avait inutilement appelé le sommeil; elle errait en proie à sies tourmens dans l'oasis, lorsqu'elle vit un cheval tout harnaché attaché à un arbre, et un Maure cou- ché auprès du cheval. Le Maure était jeune et beau ; il dor- mait d'un sommeil paisible, le visage presque entièrement tourné vers le ciel ; son corps reposait mollement ; il y avait dans l'expression de son visage tout le calme d'une ame sereine, et dans l'attitude de son corps cet abandon du voyageur vaincu par la fatigue d'une longue route. La lune n'éclairait pas cette imit; mais les étoiles étaient grandes et brillantes; après une journée de feu, l'horizon gardait encore une teinte rouge comme

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les parois d'une fournaise, et Tair semblait avoir une clarté qui lui était propre.

.4monda s'était approchée tremblante , retenant son haleine et pressant à peine sous ses pieds l'herbe de la pelouse. Elle vint se mettre à genoux auprès du Maure, et le toucha de ses mains pour s'assurer que ce n'était pas une ombre. Penchée sur lui , elle le comtempla dans une délicieuse extase ; elle écouta avec bonheur le bruit égal et mesuré qui sortait de sa bouche ; puis elle inclina son visage vers le sien, et un léger souffle l'ayant effleuré, elle le trouva si doux, que ses lèvres vinrent un instant chercher les lèvres du Maure. Le jeune homme ouvrit les yeux et vit cette gracieuse tête suspendue au-dessus de sa tète. C'était pour lui une céleste apparition, une vision de son esprit exalté par la chaleur du désert. 11 était bien éveillé pourtant, et il voyait la jeune tille lui sourire en attachant ses regards aux siens ; et lui, dans toute l'ivresse de son ame, lui souriait aussi sans oser remuer, sans oser parler.

Qui es-tu ? dit enfin le Maure. Oh ! parle, afin que je sache que tu n'es pas seulement un être d'ombre et de lumière. Cette oasis est-elle habitée par quelque génie? As-tu été enfantée par sa puissancesurnaturelle?Mais non, tu esunehouri venue pour moi du paradis. On me l'avait dit : pars, va remplir uq devoir sacré, et, au milieu des fatigues du désert, Dieu t'enverra une femme céleste. Oh! qui que tu sois, les baisers doivent être plus doux que la rosée de la nuit ; viens, ma poitrine est brû- lante. — Et ses bras entourèrent le corps delà jeune fille, et il la pressa sur son cœur.

Mais toi-même, répondit Amonda, n'es-tu pas le fantôme qui troublait mon sommeil , qui m'apparaissait au loin dans le désert, que je voyais passer dans les nuages, cette ombre (jue je cherchais partout, qui toujours me fuyait? Je t'ai trouvé à présent ; tu ne m'échapperas plusj et elle l'embras- sait à son tour.

La nuit était belle , et la brise du lac secouait sur eux des tïeurs d'oranger. Nuit d'amour, que tu passas vite!

A mesure que la clarté du jour se répandait dans le ciel, la beauté des deux amans rayonnait de tout son éclat; ils se re- gardaient avec plusd'étonnement, et il semblait à chacun d'eux que pour la première fois ses yeux s'ouvraient à la lumière.

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Mais tandis que la jeune fille souriait, belle comme l'aube d'un beau jour, le front du jeune homme se chargeait de nuages, et des larmes coulèrent bientôt sur ses joues,

Pourquoi pleures-tu ! lui dit Amonda.

Regarde , répondit le Maure , le jour est venu ; mon che- val secoue sa crinière chargée de la rosée de la nuit , et frappe du pied la terre. Il m'avertit qu'il faut te quitter.

Me quitter! s'écria Amonda en pâlissant; mais pourquoi? Je ne te comprends pas , et ce mot-là me tue.

J'ai juré à mes frères d'aller voir notre père malade à To- gorarin. En te quittant, peut-être je mourrai de douleur dans le désert; mais Dieu le veut ainsi.

Oh ! emmène-moi avec toi ; car si tu m'abandonnes , je mourrai aussi.

Tu veux me suivre? dit le Maure avec joie, eh bien ! fuyons ensemble. 11 monta à cheval ; Amonda lui tendit les mains; il l'enleva légère comme un oiseau, et l'ayant assise devant lui, la soutenant de son bras droit , il pressa les flancs de son che- val et le lança dans le désert.

Une voix terrible s'est fait entendre dans l'éloignement et a retenti dans cette immense solitude. Le cheval a tressailli j sa crinière s'est hérissée, et ses oreilles se sont dressées d'épou- vante. Comme pressé par un aiguillon invisible , il se précipite sur sa route plus rapide qu'une flèche. Le Maure n'a rien en- tendu, il a abandonné les rênes; oubliant son cheval, et le désert, et les dangers qui le menacent, abîmé dans le regard de la jeune fille , il la tient embrassée , et comme dans un de ces songes le bonheur nous donne des ailes, il lui semble qu'ils volent ensemble, rasant du bout du pied la terre. La voix grandit et s'approche ; elle sort d'un tourbillon de sable qui s'avance plus impétueux que le simoun, semblable à la nue qui gronde chassée par la tempête. Le tourbillon suit le nuage que soulèvent les pieds du cheval, et plus rapide que lui, il est près de l'atteindre. Le Maure , s'éveillant tout à coup , frémit dans tout son corps en entendant presque à son oreille le rugisse- ment épouvantable du lion. Amonda a reconnu cette voix ; elle saute en bas du cheval et court vers le lion, en criant à son amant : Sauve-toi , sauve-toi ! Le jeune homme , ne pouvant être le maître de son cheval que l'effroi emporte, tremblant

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pour la jeune fille, saule à terre et vole à son secours. Le lion évite Amonda et passe à côté d'elle en redoublant de vitesse. Il sort comme la foudre du nuage qui l'enveloppe , et fond sur le Maure en rugissant. Lui l'attend de pied ferme et lâche un coup de pistolet dans sa bouche béante. Mais le lion avec une nou- velle fureur se dresse et bondit, il saisit le Maure avec ses grif- fes, et lui brise le cou entre ses dents. Amonda accourut rem- plissant l'air de ses cris ; elle arrache au lion le corps de son amant, mais voyant son visage pâle et sa tête pendante , elle le prend dans ses bras et tombe avec lui inanimée.

Trois cavaliers parurent alors à l'horizon, un kaïd aux armes d'or, suivi de deux nègres. Le lion regarde venir les cavaliers d'un œil fixe et sans colère, et les cavaliers s'approchèrent du lion sans crainte. Le kaïd, à la vue d'Amonda qui embrassait le corps du jeune homme, jeta sur elle un regard farouche; il ordonna aux nègres de la relever et il l'emporta sur son cheval, laissant sans sépulture dans le désert le corps du jeune Maure. Le lion suivit son maître, mais morne et vomissant des flots de sang.

Arrivé à l'oasis, le kaïd vint s'ssseoir sur les bords du lac , et, tenant la jeune fille évanouie entre ses bras, il attendit qu'elle revînt à la vie. Déjà les couleurs renaissaient sur ses joues, son cœur battait plus fort et son beau sein se soulevait doucement comme dans le sommeil. Le kaïd admirait sa beauté , mais il sentait s'élever une horrible rage dans son cœur. En recouvrant ses sens , Amonda vit son visage sombre et ses yeux enflammés de colère.

Oh ! ce n'est point lui, dit-elle ; est-il ? est-il ?

Qui appelles- lu ? lui demanda le kaïd.

Mais, qui es-tu, toi ? s'écria la jeune fille. Tu me fais peur. Oh ! non, ce n'est pas son doux regard, sa voix si tendre.

Tu l'aimais donc ? dit le kaïd avec fureur en portant la main à son poignard.

Plus que ma vie, plus que la lumière du jour ! Rends-le- moi, est-il ?... Oh !... je me souviens de tout, à présent... Je veux mourir... Tue-moi, tue-moi!

Frappée au cœur d'un coup de poignard , elle tomba dans le lae, et sa voix expira dans les eaux rougies de son sang. La nuit fut terrible ; le simoun souffla avec furie sur l'oasis;

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les arbres déracinés furent emportés au loin dans le désert ; le lac, remué dans ses profondeurs, déborda. Lorsque le jour pa- rut, le corps livide de la jeune fille était étendu sur le sable , et le lion expirait auprès de ce cadavre, poussant son dernier rugissement. »

Pendant que le Maure parlait , la brise de la nuit se levait insensiblement; je sentais déjà son léger souffle sur son front, lorsque j'entendis le bruit du canon qui venait me chercher. Je dis adieu à Beni-Salah, je le priai de porter au bey un dernier hommage de mon respect , et je m'embarquai. De jeunes et vi- goureux rameurs se courbèrent sur leurs avirons ; en moins d'une minute nous abordâmes au navire. C'était un beau brick tunisien que le bey avait fait armer pour nous porter en France. La brise fraîchissait toujours} le brick, retenu par une seule ancre, semblait impatient de s'élancer; les matelots, enchantés d'aller voir Marseille, couraient sur le pont, grimpaient aux mâts avec une joueuse agihté..Il ne règne pas à bord d'un na- vire barbaresque l'ordre et le silence qu'on observe sur un na- vire français; les choses s'y font tout aussi bien peut-être, mais tout le monde y parle à la fois , on s'y démène en criant. Au moment du départ, on eût dit une troupe de démons suspendus aux vergues et s'agitant dans les cordages, qui poussaient des hurlemens. Jusqu'à notre arrivée en France, le bey voulut nous donner des témoignages de sa consiidératon pour nous. Le ca- pitaine du brick nous céda sa chambre , que, malgré nos refus, nous fûmes obligés d'accepter, et il se coucha à notre porte dans une mauvaise cabane.

Le capitaine du brick, nommé Amamet , était un des premiers oificiers de la marine du bey , au temps le bey avait une marine, car, à l'époque de notre mission, elle était entièrement ruinée. Il m'inspira le plus vif intérêt ; homme d'une nature vraie et inculte, ses précieuses qualités se cachaient sous des dehors désavanla.ïeux; il avait besoin de circonstances diffici- les pour montrer tout ce qu'il pouvait valoir. Il était borgne et boiteux, ramassé dans sa taille, sans grâce et sans dignité, d'une tenue excessivement négligée; une grande timidité lui donnait un air embarrassé; on eût vainement cherché en lui quelque signe de son autorité. Il s'asseyait modestement dans un coin , tandis que son second , homme d'une taille superbe , se prome-

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nait sur le pont, la tête haute, parlant d'un ton absolu , faisant le maître. Pendant les deux premiersjours de notre navigation, je m'étais laissé prendre aux belles manières de ce dernier, qui faisait évidemmraent tout ce qu'il pouvait pour écraser son chef et usurper sa place dans notre esprit. La mer était calme, le brick filait sans encombre, Amamet se tenait de côté et lais- sait régner son second tout à sou aise. Le troisième jour , le temps se dérangea ; le ciel ne cessa pas d'être serein , comme au jour de noire départ, mais la mer devint grosse , et nous al- lâmes debout au vent de nord qui soufQait avec violence. Ama- met commença alors à se mettre à sa place. Je le vis changer peu à peu, à mon grand élonntraent. Sa voix grossit avec celle de la mer, son énergie se déploya avec la violence du vent ; l'enveloppe grossière de son ame disparut à mes yeux ; je ne le reconnus plus. Je ne voudrais point décrire ici une tem- pête, mais le temps devint si mauvais, que nous courûmes un véritable danger. Amamet voulait gagner un mouillagederrière quelque île de la Sardaigne. Il fit orienter au plus près. Nous n'avancions pas du tout ; la proue venait donner dans des lames hautes comme des montagnes; le navire craquait et tremblait dans tous les coins de sa carène , comme s'il eut louché un ro- cher. Tout l'équipage eût mieux aimé courir grand largue à l'aventure, que de rester ainsi en butte à toute la fureur de la tempête ; mais Amamet avait repris tout son ascendant, et per- sonne n'osait dire un seul mot. Il était monté dei)Out sur un banc, se tenant avec une main à un cordage, porta ni ses regards de la mer aux voiles, veillant à tout, ballotté avec le navire tan- tôt à droite, tantôt à gauche. Je le vis tenir bon dans cette po- sition pendant douze mortelles heures, je crus mille fois que le navire allait s'entr'ouvrir. J'étais horriblement fatigué par la mer , ma tête pesamment abattue dans mes mais , lorsqu'il lit le commandement de virer de bord. Les accens de sa voix vibrèrent si puissamment à mon oreille, qu'ils dissipèrent mon mal, et je pus regarder les vagues soulevées dont un instant auparavant je n'avais pu supporter la vue. C'est un beau spec- tacle que celui de la mer courroucée dans le moment imposant un navire tourne ; il me sembla que c'était la mer elle-même et le ciel qui tournaient avec une vitesse effrayante pour obéir à la voix d'Amamet. La proue dégagée des vagues, nous vogua-

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mespîiis vite que les nuages; je n'avais pas idée d'une telle rapidité. Amamet paraissait content de sa manœuvre; il des- cendit de son banc; le navire peu à peu ralentit sa marche, le vent sembla tomber, nous entrâmes dans une eau aussi calme que celle d'un lac; nous étions au mouillage, abrités du vent du nord par l'ile de l'Asinora.

Dès ce moment Amamet devint un tout autre homme pour moi; je fus touché de son air de bonhomie et de douceur; je me reprochai de l'avoir méconnu , je m'attachai à lui prouver que j'avais su l'apprécier dans toute sa valeur. L'aspect des îles de la Sardaigne réveilla en lui tous les souvenirs de sa vie ; elles passèrent rapides devant ses yeux ; je le vis tour à tour rayon- nant de plaisir et tristesse. Mais la tristesse linit par dominer, et je m'aperçus qu'il lui tardait de quitter le mouillage. J'ai connu une partie de son histoire ; elle est vraiment des plus extraordinaires. Je dirai seulement ici que les îles de la Sardai- gne avaient été le théâtre de ses aventures de pirate. Il professait un profond mépris pour ces contrées ; un incident qui survint lui donna occasion de le faire éclater. Sous le prétexte de l'ob- servation des lois sanitaires , les garde-côtes de l'Asinora vou- laient empêcher le brick de faire son eau; Amamet devint fu- rieux ; iljeta un regard douloureux sur le passé; hélas ! le temps n'était plus son pavillon rouge faisait trembler toutes ces côtes ! Il avait bonne envie d'abattre à coups de ca- nons une haute tour, élevée sur le rivage, au haut de laquelle il voyait les insolens garde-côtes armées de leurs fusils. Cependant il s'adoucit ; moyennant un peu d'argent, nous prîmes toute l'eau que nous voulûmes, et après vingt-quatre heures environ de séjour au mouillage, nous nous remîmes en route.

Le vent avait un peu cédé, mais il était toujours contraire, et nous obligeait à courir des bordées pour avancer ; si bien, que treize jours après notre départ de Tunis, nous étions en- core à battre la mer. J'avais une entière confiance en l'habileté d'Amamet à gouverner le navire dans un cas difficile, mais je n'étais pas aussi bien convaincu de sa science hydographique ; il commençait à ne pas savoir au juste nous étions. Pour aller à Marseille, cingler au nord, c'était à quoi se réduisaient, je crois , ses principes de navigation. Enfin , après quinze jours

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de mer, le matelot en vigie cria : Terre, terre ! Bientôt en effet, nous vîmes distinctement la terre devant nous ; mais ce fut alors une grande affaire de savoir quelle était cette terre. Après de longues discussions, il fut reconnu que nous étions dans le golfe de Gênes; nous n'avions plus qu'à longer la côte, et nous arrivâmes le lendemain soir à Marseille.

Nous n'avions pas pu comprendre à Tunis les motifs de l'an- nulation du traité du général Clausel . nous ne les comprenions pas davantage en France. Nous fûmes vivement atfligés de voir qu'il n'avait été rejeté par le gouvernement , que pour ménager des susceptibilités de bureaux. Qu'il me soit permis de le dire en finissant , ce projet d'alliance avec le bey de Tunis, si mal compris, m'a toujours paru le plus fécond en promesses d'avenir, tant à l'avantage de la civilisation qu'au profit de notre politi- que et de notre commerce. Qu'on se reporte à l'époque il fut conçu , et l'on verra qu'il pouvait seul satisfaire aux exi- gences du moment et servir à réaliser plus tard les grandes pensées d'exploration , de conquêtes , de rénovation , que sem- blait inspirer le retour du drapeau tricolore. La révolution de juillet avait troublé le repos de l'Europe , la guerre paraissait imminente ; le général Clausel, sous l'empire de ces circonstan- ces, voulant concilier les besoins de la France avec la nécessité d'un prompt établissement dans nos possessions d'Afrique, avait fait, avec le bey de Tunis, un arrangement tel qu'il nous permettait de laisser seulement à Alger nos troupes disponi- bles, sans rien perdre de notre domination sur les provinces d'Oran et de Constantine. Le bey de Tunis présentait , pour remplir ses vues , toutes les garanties désirables ; chef d'une maison régnante par droit d'hérédité, jaloux de placer les prin- ces de sa famille dans des positions élevées et de mériter l'ami- tié, de la France , il acceptait la solidariité de leurs actes Il avait été frappé d'étonnement par la prise d'Alger , et redoutant les intentions de l'Europe sur l'Orient , il cher- chait notre protection dans cette alliance , il ne pouvait nous servir d'auxiliaire pour étendre la civilisation d'Alger dans toute la régence, sans la porter à Tunis même. La civilisation faisait la conquête de deux étals barbaresques, au lieu d'un; le seul lien qui pût résister à ses efforts, le fanatisme religieux , ce nerf puissant de la rébellion ,

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était brisé. Celte haute conception du maréchal Clausel , née des nécessités de l'époque, répondait encore aux vœux d'économie de la chambre des députés» Un pareil système , s'il avait été suivi, aurait rais probablement d'accord les partisans de la colonisation et les partisans de Voccupation^ car nous aurions pu bien vite recouvrer nos dépenses , en portant tous r.os moyens d'action sur un seul point, en y concentrant toute notre activité , au lieu de la dépenser en pénibles efforts sur foule l'étendue de la régence , en substituant, en un mot, à une occupation longue et onéreuse, une colonisation profonde et productive.

J.-L. LUGAN.

LE PALAIS

DES BEAUX-ARTS.

La ville de Paris s'augmente et s'embellit ; de tous côtés des édifices publics et particuliers s'élèvent s'achèvent avec ar- deur ; on ne peut quitter six mois la capitale sans y trouver au retour de notables changemens. C'est une verve de construc- tion que nous n'avons jamais eue. Sauf les faveurs inévitables, la sévérité que met l'administration à forcer au reculement les maisons qui y sont sujettes, se soutient mieux qu'on ne pour- rait le croire dans un pays le gouvernement fait profit de tout pour s'attirer des amis ou payer des services intéressés, et bien qu'on ferme les yeux sur quelque mal, il n'en esl pas moins vrai que nos rues s'éclargissent considérablement; la circulation devient plus facile; enfin l'air se pourra bientôt pratiquer de libres passages à travers l'épaisse agglomération parisienne. Dans cent ans , s'il n'arrive quelque grand cata- clisme peu propable , Paris sera une des plus belles villes du monde; car le développement de ses rues et de ses places n'é- tant point acheté au prix d'une régularité fixée d'avance et monotone, lui laissera toutes ses qualités pittoresques; grâce au hasard de ses longs siècles d'existence et de gloire, elle offrira le magnifique spectacle d'un immense chaos admirable-

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raenl organisé , et s'il est vrai que l'art soit l'ordre dans le dés- ordre , on conviendra que jamais société n'aura laissé à la postérité œuvre d'art plus gigantesque.

C'est ainsi que les hommes se transmettent de génération en génération les perfectionnemens qu'enfante la vie sociale, et Ton ressent d'ardentes aspirations vers l'avenir , quand on se prend à songer que ces avantages sont à toujours acquis pour le bonheur du genre humain , quand on reconnaît qu'il n'est plus sur la terre de barbares , si nombreux qu'ils soient , dont la force brutale puisse égaler la force intelligente de la civilisa- tion européenne. Qui voudra nier le progrès maintenant? il est dans le fait même des choses.

Depuis plusieurs années , les architectes ont beaucoup con- tribué aux améliorations que nous indiquions tout à l'heure. Ils ont cédé au grand mouvement d'indépendance qui , sous le nom de romantisme , est venu émanciper les artistes.; nou- veaux soldats de la réforme, ils ont secoué les chaînes d'une école fondée par un homme de génie, mais que l'ineptie de ses adeptes avait rendue intolérante et poussée loin du vrai. La parole de David ayant cessé d'être comme le dogme absolue d'une religion révélée, le sentiment de l'art grec et romain, n'a plus été pour eux une loi hors de laquelle il n'y avait pas de salut. Ce ne sont plus des conducteurs de maçons jetant sans étude toutes leurs bâtisses dans un moule uniforme, ne se livrant à aucune inspiration , et allant pitoyablement chercher à Pes- tum ou à Rome leurs plans , leurs dessins . et jusqu'à la coupe de leurs pierres; devenus soumis , ils ont mieux apprécié nos besoins , leurs regards ont acquis de la portée, leurs idées de la force , leur volonté de l'étendue. S'ils puisent aux sources de la renaissance et du moyen-âge, du moins méritent-ils nos éloges pour ne les pas copier servilement, et doit-on se fé- Uciter qu'ils délivrent Thumide et froid Paris des temples an- tiques. Il y a toujours à gagner à ne pas aliéner sa pensée dans celle d'un autre , à faire effort personnel , à refuser Tira- mobilité , à chercher et tenter des voies meilleures , et le fait est qu'en dépit des pauvres gens qui s'attèlent derrière le char, il est impossible de nier que le novateurs n'aient trouvé d'ex- cellentes choses.

La marche progressive des architectes ne se peut toucher du

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doigt comme celle des autres artistes , il leur est impossible d'envoyer une maison à l'exposition, et quant à des plans , ils ne sont guère compris que des hommes spéciaux ; toutefois elle commence à ressortir de l'ensemble de leurs ouvrages , et sans chercher de nombreux exemples , il est évident que les ciselures de l'étage monté sur l'ancien hôtel du quai d'Orsay , le caractère des constructions adossées , rue Neuve-Vivienne , au passage des Panoramas, et encore la façade ornée de mar- bre des nouvelles maisons bâties rue de Richelieu, au coin du boulevard , partent d'un tout autre point de vue que celui de Tempire , et dénotent la volpnté de quitter les lignes droites et les murs plats et blancs pour entrer dans un système de vie et de couleur. Nous ne connaissons pas les auteurs de ces bâti- mens, mais nous avons plaisir à prouver ici que leurs efforts ne passent point inaperçus. Du reste, on aurait tort de s'éton- ner, il nous semble, que les architectes aient été les derniers atteints par la réaction. L'exercice de leur art est à la portée d'un si petit nombre et remue de si grosses sommes , que leurs tentatives sont difficiles et demandent à être autorisées , légiti- mées, en quelque sorte, par l'assentiment général. Il est peu de capitalistes disposés à faire les frais d'éducation de leur architecte ; cela coûte trop cher. Et puis , si une cabane fut toujours le premier ouvrage de deux hommes qui se réu- nissaient, l'architeclure proprement dite ne fut-elle pas tou- jours la dernière œuvre de la création humaine? Elle a besoia de tous les autres arts pour se constituer ; elle est obligée d'at- tendre qu'on lui fournisse les moyens de se développer, et dans le cas il ne serait pas exact de dire qu'elle formule le plus haut degré de l'illustration d'un peuple, il est certain qu'elle emploie toutes ses connaissances pour se produire , et qu'elle résume de la sorte toutes ses lumières.

Si ce que nous venons d'avancer a quelque chose de vrai, il s*ensuit forcément que l'achitecture ne peut guère inventer, et que ce serait à peu près une niaiserie de s'étonner qu'elle ne prit pas l'initiative. Ce sont les siècles et les besoins des nations qui créent les nouveaux styles. Il est aisé de le prouver. L'architec- ture pleine d'air et de lumière des Grecs et des Romians s'explique par le climat ils vivaient et leur culte pour la beauté ma- térielle, comme le clair-obscur des cathédrales gothiques par

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les mystiques croyances du raoyen-âge. Celle de la renais- naissance, en s'épanouissant dans des formes larges et char- nues, indique assez le retour des esprits vers le sensualisme; le christianisme fait place au catholicisme. Elle est tout impré- gnée des études de l'antiquité qui refleurissaient. Ce n'était pas dans une église à ogives que Jupiter tonnant aurait pu devenir un saint Pierre; ce n'était pas dans une chaire gothi- que qu'un pape nourri des lettres grecques aurait conjuré les dieux de protéger Rome , comme s'il oubliait qu'il n'y avait plus qu'un seul Dieu dont il était le vicaire. Nous n'avons pas besoin de faire remarquer comment l'ampleur et l'extrava- gance du goût, sous Louis XIV et Louis XV, cadrent d'une manière précise avec la pompe vide et la corruption des deux époques , de même que plus tard sa raideur et son appauvris- sement avec l'ignoble despotisme militaire qui écrasait toute fleur d'imagination. Ainsi, en jetant un rapide coup d'œil sur la masse générale des raonumens , nous sommes confirmé dans cette idée que l'architecture résume l'état des autres arts ; ainsi, peut-être serait-il bien de dire qu'elle reflète générale- ment l'esprit de la société. La bonne architecture doit res- sortir des mœurs et s'adapter aux coutumes; c'est pour cela que nous avons tant de dédain pour celle de l'empire. Il semble qu'alors le génie comprimé des hommes n'eût pas même assez de puissance pour produire un mauvais style propre à l'épo- que. On se contenta de faire du grec et du romain bâtard. En définitive, il y avait parfaite homogénéité entre la grande perruque , la veste de velours , la pendule à Bergerie , le fau- teuil en bois doré et les hôtels à raascarons de Louis XIV et de Louis XV ; mais trouvet-on cette unité de nos jours ? Qu'ont de commun avec notre ciel, avec nos mœurs, avec nous , les portiques à triangle dont on charge notre sol depuis bientôt quarante ans? Pour moi, je le déclare, la Madeleine et la Bourse ne sont pas à mes yeux de déplorables édiiices , seu- lement parce qu'ils sont de très mauvaises copies de l'antique, mais aussi parce qu'ils n'ont aucun rapport avec notre climat, et qu'ils font violence à nos habitudes comme à leur destina- tion. Les colonnades qui les enveloppent préservaient le vais- seau chez les anciens des ardeurs du soleil , tandis qu'ils ne

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servent chez nous qu'à engouffrer le vent ou la pluie . et à garder rhuraidité.

Dans l'église catholique de la Madeleine il est impossible d'as- signer une place raisonnaihle pour la chaire. En quelque endroit qu'on la veuille poser, elle troublera l'ordonnance de l'ensemble , elle blessera les yeux, elle gênera et embarrassera: au lieu d'être partie d'un tout , comme dans les cathédrales du raoyen- àge et dans les basiliques de la renaissance. Ou il faudra se résoudre à sacrifier l'effet de toutes les grandes lignes généra- les, ou la chaire de la Madeleine ne sera qu'une mesquine tri- bune de bois , indigne du lieu et de son objet !

La masse immense de la Bourse , qui couvre la surface d'un gros village, ne contient , après tout, qu'une grande pièce assez froide en hiver et intoiérablement chaude en été. Conçoit-on qu'en un Ueu comme celui-là , destiné à la négociation des affaires, on n'ait pas disposé un jardin les trafiquans puis- sent respirer pendant les grandes chaleurs? Et aussi, du mo- ment qu'il paraissait bon de loger sous le même toit la bourse et le tribunal de commerce , ne convenait-il point de donner au tribunal toute ia solennité que doit avoir un palais de jus- tice ? N'est-ce pas une espèce de profanation de le reléguer au premieren une chambre quelesagens de change semblent avoir nbondonnée, comme on laisse quelques pièces aux domestiques dans les combles? Et, mon Dieu! ne copiez rien, necherchez pas à faire des monumens pour dire ensuite : Voilà que nous avons élevé un monument! Allez, vos constructions prendront d'elles- mêmes grande figure, si vous remplissez votre unique devoir, si vous éludiez avec conscience et portée les mœurs de vos con- temporains, les accommodemens qu'elles exigent, la destination spéciale de l'édifice, dont vous êtes chargé, et les propriétés du lieu vous avez à bâtir. Il nous faut aujourd'hui des maisons à l'extérieur élégant et simple , aux dégageraens faciles , aux apparlemens chauds et confortablement ordonnés; enfin aux boutiques saillantes , et dont le service ne gêne pas les voisins. C'est ce qu'on ne trouve presque nulle part , et cependant nous nedemandons rien que de bien naturel; car, s'il faut en croire une traduction que je lisais hier, il y a long-temps que Xéno- phon a dit pour la première fois : « La commodité d'un édifice en constitue la véritable beauté, ^

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Ces réflexions ne paraîtront peut-être pas inopportunes en tête de rarlicle que nous voulons consacrer aux travaux de l'École des Beaux-Arts. L'importance de cet édifice dans lequel M. Duban est venu hardiment appliquer les idées nouvelles , n'a certes, pas donné peu de foi et de confiance aux jeunes gens du dehors qui sympathisent avec lui j et il est bon de dire, à ce propos, comment il a pu faire triompher ses convictions d'artiste. Le portique du château de Gaillon , recueilli par les soins religieux de M. Lenoir et placé au milieu de la cour du palais des Beaux-Arts , offusquait depuis long-temps les yeux des membres de l'Académie. A peine M. Duban eut-il pris pos- session des ouvrages dont il était chargé, qu'ils voulurent, au nom de leur autorité presque souveraine , lui imposer la loi d'abattre ce charmant morceau, dont le style plein de vie et de grâce , est un éternel démenti à leurs leçons. Ces pauvres bourgeois, devenus par le plus étrange hasard du monde , maîtres en fait d'art , voudraient enfouir ou briser toutes les œuvres du passé ; ils se regardent naïvement comme parfaits , et croient volontiers que leurs ouvrages sont des modèles assez complets pour qu'on doive sacrifier tout le reste. On alla jusqu'au ministre, et comme celui-ci hésistait , M. Duban au- quel on représentait d'ailleurs qu'il était dans son intérêt de céder , puisque le portique obstruerait la vue de sa façade , ne voulut jamais se prêter au vandalisme des académiciens et offrit sa démission. L'homme du juste-milieu, sans lui donner précisément gain de cause , lui dit : <t Allez toujours , » et le délicieux ouvrage attribué à Joconde resta debout (1).

(1) On ne peut se faire idée de l'acharnement que mettent certains membres de l'Institut à poursuivre tout ce qui n'est pas de leur école. Non-seulement M. Fontaines et ses dignes émules se mettent sans pudeur à la porte du Louvre et empê- chent d'entrer ceux qui leur déplaisent, mais on le voit, ils veulent abattre jusqu'aux œuvres du passé. C'est la rage des impuissans. Ils ont encore exclu de l'Exposition dernière des artistes comme M3I. Huet, Marilhat, Gigoux , Clément Bou- langer, Delacroix, Moine etPreault. MM. Thevenin et Blondel, juges d'un homme de la trempe de M. Eugène Delacroix ! Heu- reusement nous avons pour nous consoler des traits pareils à celui de M. Duban.

Cette année , bien que M. Champraartin se soit félicité publi

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La fermeté montrée tout d'abord par le jeune architecte lui a beaucoup servi ; on a vu qu'on ne pourrait obtenir de lui nulle mauvaise concession , et comme il arrive ordinairement en pareil cas , on l'a laissé maître absolu de ses travaux. Ils sont aujourd'hui assez avancés pour qu'il soit permis d'appré- cier le plan général.— S'il est vrai que l'architecture ait besoin qu'on la fasse valoir, et s'il est exact encore que les Grecs , nos maîtres en toutes choses, avaient accoutumé de bâtir selon les lieux ils se trouvaient , il faut avouer que M. Duban a par- faitement rempli ces conditions difiScilos. D'abord il a conservé à l'entrée à gauche, la jolie façade du château d'Anet. Ce mo- nument dont la conservation est due , comme tant d'autres , aux lumières et au zèle de M. Al. Lenoir, est un des premiers ouvrages de Philibert Delorme ; il fut bâti vers 1540 pour Diane de Poitiers , et il embellira dorénavant , de ses petites colonnes gracieuses et richement sculptées , l'entrée de l'an- cienne chapelle des Petits-Auguslins. Le fameux groupe de la Diane au cerf par Jean Goujon ornait, dans l'origine , la par- tie supérieure du portail, M. Duban a fait placer l'Amour de Praxitèle. La chapelle des Petits-Auguslins est destinée à recevoir les copies de maîtres qui s'exécutent présentement en Italie; celle du Jugement dernier par M. Sigalon, que ceux qui arrivent de Rome s'accordent à présenter comme un admirable

quement de l'indulgence du jury à son égard , il a été ques- tion parmi un certain nombre d'élus de retirer leurs tableaux du Musée et de les joindre à ceux des victimes de l'AcadémlCj pour en faire une exposition particulière. D'un autre côtéi deux hommes de cœur, qui se trouvent parmi les juges, ont quitté le tribunal avec éclat, révoltés des injustices dont ils sont témoins. Ne voi!à-t-il pas des actions réellement honora- bles? On ne peut regretter qu'une chose : c'est que M. Delaro- che et M. Horace Vernet n'aient pas jugé à propos d'appuyer leur généreuse conduite d'une protestation formelle. Jusque leurs ennemis pourront assurer que leur retraite est l'effet d'une brouille d'intérieur, et qu'ils retourneraient a vecteurs collègues s'ils en obtenaient satisfaction. Un manifeste venu d'hommes placés comme ils le sont portait le coup de mort à l'instiliilion du jury, et laissait sans manteau, en but au mépris public, ceux qui abusent de leur position et décident du sort de ^ens qui ne les acceptent point pour juges.

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ouvrage , couvrira tout le fond. Les murs latéraux seront en grande partie occupés par les pendentifs dont Michel-Ange a entouré sa grande page de la chapelle Sixiine. On placera dans une salle octogone contiguë les deux tombeaux des Médicis, et les lieux permettront d'observer jusqu'à la manière dont ils sont éclairés à Florence. L'histoire nous apprend que